[Article initialement paru dans Libération, 4 septembre 2024]
« À voté. » Deux mots qui résonnaient autrefois comme une promesse, un engagement, un droit conquis au prix le plus cher. Deux mots qui, désormais, s’échappent à peine des lèvres des Français, étouffés sous le poids d’un sentiment d’abandon qui semble irréversible. Ils n’y croient plus. Ils ne croient plus en ce jeu d’ombres, en ces rituels politiques qui leur apparaissent comme une mascarade d’un pouvoir confisqué par une poignée d’élitistes qui ne représentent qu’eux même. Comment pourraient-ils encore y croire, alors que “rien ne change” et que les promesses fanent aussi vite qu’elles sont prononcées ? Le service public en déliquescence, le pouvoir d’achat s’érode, le pays s’enfonce dans le déclassement face aux grandes puissances, tandis que le populisme, comme une gangrène, s’étend sur le corps social. Chaque scrutin semble dénué de sens, galvaudé, vidé de sa substance — que ce soit le référendum trahi de 2005 ou les législatives pyromanes de 2024. Et, pendant ce temps, le pouvoir se concentre davantage, sourd aux cris du peuple. La musique d’un pouvoir non représentatif des français, accompagné de notes de fatalisme, sonne le glas d’une démocratie valétudinaire.
Le premier parti de France est devenu celui des abstentionnistes, ces millions de citoyens pour qui voter ne sert plus à rien, sinon à valider une farce sinistre où tous tirent à hue et à dia une couverture trop étroite pour en recouvrir le peuple, souverain d’un pouvoir qu’il n’a plus . Voilà notre réalité : un pouvoir désincarné, flou, sans cap, jouant à un « en même temps » destructeur, un pouvoir qui, perdu dans ses propres contradictions, administre sans gouverner, calcule sans vision, et s’approprie, au gré des réformes et des crises, le peu de souveraineté qu’il nous restait. Nos vies sont devenues des parenthèses, suspendues entre deux votes inutiles. Et même quand le peuple se lève, se fait entendre dans sa majorité, comme lors de la contestation de la réforme des retraites, le pouvoir matraque, refuse d’écouter, réprime la clameur de la rue comme il réprima jadis celle des Gilets jaunes. Tout semble vain désormais, sauf ce sentiment d’abandon qui nous habite et nous tient la main vers des abîmes que nous devinons douloureux.
Regardons, maintenant, dans le miroir de notre société. Que voyons-nous ? Une France botoxée à l’argent des marchés, qui se farde d’une démocratie malade pour cacher ses rides profondes. Une France où les mises en examen s’accumulent, où la polarisation des idées et des revenus grandit chaque jour, où les tensions s’exacerbent, où les rapports de force sont déséquilibrés, où le désengagement et la violence gangrènent nos vies. Ce reflet là, est aussi celui du monde de l’entreprise. Là, dans cet espace clos où la subordination est la norme, où la voix du salarié est souvent étouffée, on retrouve ce même délitement démocratique. Les maux sont les mêmes. Le parallèle est saisissant : la crise de notre démocratie trouve un écho direct dans celle de nos lieux de travail. Ou bien est-ce l’inverse ? Nous ne savons plus, tant le mimétisme est criant.
Dans ce monde de l’entreprise, la violence des délocalisations n’a laissé que des plaies béantes dans le tissu social, et aux emplois qui ne peuvent être délocalisés, elle n’a réservé qu’un affaiblissement continu des conditions de travail. La polarisation des revenus entre dirigeants et employés ne cesse de s’aggraver, creusant le fossé, amplifiant la fracture. Devant cette pente, les salariés se tournent vers les fausses promesses de l’extrême droite, espérant, dans un dernier geste désespéré, rééquilibrer les rapports de force. Mais l’histoire nous l’a enseigné : ce furent bien les libéraux – pro entreprises – (par l’intermédiaire hindenburg et papen), pensant contrôler la bête, qui ouvrirent la voie à Hitler en 1933. Aujourd’hui encore, le parallèle s’impose de lui-même, alors que l’on assiste à la montée inexorable du Rassemblement National, reflet du désarroi d’une décennie marquée par l’ère jupitérienne.
L’Institut de Recherches Économiques et Sociales (IRES) le montre : le mal-être au travail se répercute directement sur la vie citoyenne. Il génère de l’abstention ou alimente le vote pour l’extrême droite. Ces résultats parlent d’eux-mêmes : des politiques publiques qui viseraient à donner aux salariés plus de pouvoir, plus de voix, dans leurs entreprises, auraient un impact significatif sur la vitalité démocratique de notre pays. Les employés et ouvriers qui, en majorité, se tournent vers le Rassemblement National ne cherchent pas tant à exprimer un choix politique qu’un cri d’alarme : ils veulent peser sur leur destin, trouver leur place dans la société, dans le monde de l’entreprise, obtenir un partage équitable du pouvoir et des ressources.
À l’image de notre démocratie, épuisée par un pouvoir trop concentré, obnubilée par un système économique déséquilibré, le monde de l’entreprise doit amorcer sa révolution démocratique. Les salariés doivent pouvoir influer sur la vie de leur entreprise. Et l’entreprise doit comprendre que son action ne s’arrête pas aux portes de ses bâtiments, mais qu’elle résonne dans la vie civile, dans la cité tout entière. Ce parallèle entre la vie civile et la vie en entreprise ne fait que révéler le désir profond des Français d’avoir enfin leur mot à dire. Pour conjurer ce destin autocratique des entreprises, il nous faut proclamer haut et fort : Démocratie au travail .Car c’est là aussi, dans ces espaces où nous passons la plus grande partie de nos vies, que la démocratie doit retrouver son souffle. Redonner aux salariés une voix, un pouvoir de décision, c’est redonner à la démocratie sa vigueur. C’est permettre à nouveau d’entendre ces deux mots simples, À voté, comme une promesse et non plus comme une illusion.
G.D.
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