[Article initialement paru dans Le Monde, 10 juillet 2024]
Le politique a souvent le tort d’aborder des sujets qu’il ne maîtrise pas, avec pour corollaire un délitement du rapport à la véracité et une musique lancinante des électeurs quant à la probité de nos élus. Cette mécanique est d’autant plus vraie qu’elle est suivie par des éditorialistes en tout genre qui répètent à tue-tête les propos des politiciens ou des communicants avec un agenda idéologique. Il apparaît depuis des décennies la même rhétorique sur un sujet précis : la hausse des salaires minimums. Avec d’un côté le patronat qui freine des quatre fers et de l’autre les travailleurs. Tentons de sortir de ce schéma en partie vrai, mais auquel nous devons ajouter des nuances. Je fais partie de cette caste qu’on appelle le patronat, et pour être précis, chef d’entreprise d’une PME en province. En France, on compte plus de 150 000 PME qui emploient plus de 4 millions de salariés (1), en ajoutant les TPE on parle de la moitié des salariés dans notre pays. Laissez-moi vous raconter les arcanes de ces TPE/PME qu’on n’entend pas suffisamment, loin du cliché du “grand patronat” ou des élus qui étalent leur topos pro entreprises.
Le cœur de nos PME, ce sont les salariés, des petites structures dont l’effectif moyen en France est de 27 salariés (dont 54% ont moins de 20 salariés) (2), des personnes multitâches, très impliquées dans leur société, avec souvent un sentiment d’appartenance plus important que dans les grands groupes. L’énergie et l’engagement déployés par rapport aux salaires sont objectivement en leur défaveur. Avec une dégradation des conditions de travail généralisée en France, les PME ne sont pas en reste. Avantages moindres (primes, 13e mois, etc.), outils de travail vieillissants, pouvoir de décision très centralisé, travail de nuit, flexibilisation outrancière, peu de représentation syndicale (conséquence notamment des ordonnances Macron de 2017), précarisation des emplois. Les arrêts maladie ont augmenté de 30% en 10 ans (5), l’absentéisme également suit la même tendance. Dans nos petites structures, un salarié absent peut mettre en difficulté tout l’édifice.
Coupons court à toutes les élucubrations, oui, faire passer le SMIC à 1600 € est une bonne mesure. Non, nos entreprises ne mettront pas la clé sous la porte. En 2019, le taux de marge était de 27,1 % sur l’ensemble des entreprises (3), en 2023 il atteignait 32,9 % (4). Les sociétés en moyenne en France ont une meilleure rentabilité, renforçant leur capacité financière (grâce notamment à la suppression progressive de la CVAE et à la hausse des prix). Quant aux entreprises les plus fragiles, des mesures d’accompagnement seront nécessaires et un calendrier clair progressif en place. Ne laissons aucune place à quelconque ambiguïté : il est du devoir et de la responsabilité de tous les chefs d’entreprise en France d’améliorer les conditions de travail et salariales des travailleurs. Avoir pour point d’orgue une vie professionnelle digne et stopper ce sentiment de déréliction des salariés.
Mais ce n’est pas seulement une question de chiffres. C’est aussi et surtout notre capacité à annihiler cette spirale chaotique de la déshumanisation de notre société qui se déroule sous nos yeux, à cette logique implacable qui broie les âmes pour quelques points de marge supplémentaires. Le passage du SMIC à 1600 € symbolise notre capacité à reconnaître la valeur intrinsèque du travail au sein d’une organisation qui a également des imbrications sociétales.
Il ne faut pas se leurrer, la montée de l’extrême droite trouve également ses racines dans la déshumanisation du monde du travail. La délocalisation massive a laissé des cicatrices profondes, mais aujourd’hui, ce sont les conditions de travail dégradées, l’absence de reconnaissance et la précarisation qui nourrissent ces sentiments de déclassement, de peurs et de ressentiments. 46% des électeurs du RN déclarent ne pas pouvoir boucler leur fins de mois contre 29% pour le nouveau Front Populaire (6). En établissant des conditions de travail décentes et en augmentant les salaires, nous adressons un signal clair sur notre refus de céder à cette idéologie destructrice.
N’oublions pas l’importance des étrangers dans cette équation, ce sont des personnes essentielles à notre pays, notre système de santé peut en témoigner. Ils sont souvent les premiers à subir les effets néfastes de la précarisation et de la déshumanisation du travail. En leur garantissant des conditions de vie et de travail dignes, nous renforçons non seulement notre économie, mais nous affirmons aussi notre engagement envers les valeurs d’égalité et de fraternité.
En fin de compte, faire passer le SMIC à 1600 € est bien plus qu’une simple réforme économique, c’est une étape vers une réduction de la fracture sociale. Dans un monde où chacun est réduit à sa fonction, à son rôle économique, la place que nous donnons aux salariés a des intrications directes à la température sociale de notre pays. Soyons à la hauteur des enjeux, nous avons tous une responsabilité à jouer.
- https://www.insee.fr/fr/statistiques/7678530?sommaire=7681078
- https://www.insee.fr/fr/statistiques/3303564?sommaire=3353488#:~:text=Les%20PME%20hors%20microentreprises%20comptent,que%20pour%20les%20autres%20cat%C3%A9gories.
- https://www.insee.fr/fr/statistiques/5758746?sommaire=5759063#:~:text=Selon%20les%20secteurs%2C%20la%20m%C3%A9diane,%25%20et%2022%2C9%20%25.
- https://economic-research.bnpparibas.com/html/fr-FR/France-taux-marge-entreprises-ameliore-31/05/2023,48607#:~:text=Le%20taux%20de%20marge%20des%20soci%C3%A9t%C3%A9s%20non%20financi%C3%A8res%20a%20augment%C3%A9,de%20leurs%20prix%20de%20vente.
- https://www.francebleu.fr/infos/sante-sciences/sante-le-gouvernement-veut-reduire-le-nombre-d-arrets-maladies-les-medecins-s-indignent-9543673
- https://www.ipsos.com/fr-fr/legislatives-2024/sociologie-des-electorats-legislatives-2024
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