Le mythe est une fabrique d’évidence. Et certaines mythologies ont le cuir solide. Parmi eux, ce mythe bien ancré dans nos sociétés contemporaines qui affirment mordicus que les entreprises sont des organisations avec pour seul but la génération de profits, une machine aveugle à la chose politique. Or, certains ont su, jadis, peindre les lois de leur plume comptable.
Au XVIIème siècle la Compagnie britannique des Indes orientales était sur le papier une société par actions chargée d’acheter des épices et de rémunérer des actionnaires. Dans les faits, son activité s’est vite mué en projet de société : levée d’une armée privée de 250 000 hommes, perception de l’impôt au Bengale, frappe de monnaie, rédaction de codes juridiques, censure de la presse locale, voire contrôle des taux d’intérêt à Calcutta. Bref, la compagnie ne se contentait pas de verser des dividendes ; elle écrivait la loi, dessinait les frontières et bouleversait les destins.
C’est là, le cœur du mythe : croire que l’entreprise est neutre, alors qu’elle peut, dès qu’on la laisse faire, refaçonner le monde. Refondre l’ordre civil. Réécrire le pacte social. L’économie n’est pas un hors-champ de la politique : elle en est la coulisse.
Le XXe siècle marqua un repli. Les entreprises, flairant les tourments de l’opinion et les périls de l’engagement, se drapèrent du linceul de la neutralité. Ce retrait, calculé, se voulait gage de stabilité. Depuis lors, rares sont celles, qui osent encore s’aventurer dans l’arène du débat public, surtout lorsque l’opinion pourrait nuire à l’autel sacré du lucre. Mais ce silence n’est pas inaction. Il masque, en réalité, un activisme d’un autre ordre : celui, dispendieux, du lobbying. Enième anglicisme devenu banalité, dissimule un flot de ressources orienté vers les arcanes du pouvoir. L’argent s’y déploie en nappes souterraines, cherchant à infléchir les lois, à influer l’opinion, à modeler les décisions comme on sculpte la cire encore tiède.
Dernier épisode en date en France, dans le dossier des cum cums où le rapporteur général du Sénat, Jean‑François Husson, dénonce une pratique massive d’optimisation fiscale privée. Par cette pratique, les banques ont orchestré une évasion d’impôts de plusieurs milliards d’euros sur plusieurs années, privant l’État français de ressources importantes. Et c’est par l’intermédiaire de leur bras armé, la Fédération bancaire française, qu’elles ont allègrement influé la rédaction du décret d’application de la loi afin de préserver des conditions favorables aux banques.
Cet énième exemple vient sceller une évidence trop longtemps reléguée aux marges du discours public : les entreprises ne sont pas de simples fabriques à profit. Ce sont des structures éminemment politiques, des foyers de pouvoir qui, orientent la température sociale du pays comme un climatiseur invisible réglant le climat de nos existences. À l’image de notre Cinquième République, elles sont bâties sur un modèle vertical, où la concentration des décisions atteint un paroxysme quasi monarchique.
Dans l’ère de l’homo economicus, les entreprises ne sont plus de simples entités productives : elles deviennent des puissances sociales, des structures de façonnement des vies, des outils d’orientation démocratique. Leur impact s’exerce à double détente : par l’incarnation de leurs dirigeants, figures totémiques, à l’image d’un Elon Musk dont le verbe et les choix résonnent désormais jusque dans les alcôves du pouvoir, et par les conditions de travail qu’elles imposent à leurs salariés, conditions qui façonnent en retour l’humeur civique de la nation.
Le rapport de l’IRES publié en 2024 est venu confirmer une intuition collective : un labeur éprouvant, dénué de reconnaissance et d’autonomie, ne produit pas seulement de la fatigue, il engendre du désengagement, du ressentiment, voire une adhésion à l’extrême droite. Non par conviction idéologique, mais par un cri, faute de mieux, une tentative désespérée d’exister politiquement. À l’inverse, dans les environnements professionnels où la parole circule, où la participation est réelle, la confiance s’installe, et avec elle une forme d’ancrage démocratique. Voilà une donnée que les dirigeants, quels que soient leur secteur ou la taille de leur organisation, ne peuvent plus ignorer. Gérer une entreprise aujourd’hui, c’est aussi gouverner un morceau de la cité.
Il faut le marteler : la politique ne se limite pas aux urnes ni aux circulaires ministérielles. Elle commence partout où se distribuent le pouvoir, le revenu ou la ressource et donc, éminemment, dans l’espace de l’entreprise. Fixer des salaires, décider d’un licenciement, choisir un sous-traitant ou opter pour une transition écologique : chacune de ces options façonne la cité autant qu’un vote à l’Assemblée. Dès lors, prétendre que l’activité économique serait « hors-politique » revient à naturaliser des rapports de force qui, en réalité, relèvent de choix collectifs.
Parce qu’elles régissent l’organisation du travail, orientent la réglementation et influent directement sur les droits sociaux, les entreprises ne sont pas des entités neutres : elles sont, de facto, des puissances politiques. La véritable question n’est donc pas celle de leur implication, mais de la forme que prendra cette influence. Restera-t-elle souterraine, implicite, confinée aux cénacles du capital et au service de ses intérêts exclusifs ? Ou sera-t-elle mise en lumière, débattue, assumée, et enfin orientée vers l’intérêt de toutes les parties prenantes ? Le message est clair, dirigeants, prenons nos responsabilités.
Reconnaître cette dimension, c’est rompre avec l’illusion de l’entreprise comme simple organe de production. C’est exiger que les décisions stratégiques intègrent les voix trop souvent tues : celles des salariés, des territoires affectés, et du vivant que l’on pille à bas bruit. C’est transformer les entreprises en véritable lieu de délibération démocratique. Refuser cette évidence, à l’inverse, c’est laisser se creuser la déréliction des individus où se fabriquent abstention, votes extrêmes et contraction de la biosphère.
Güney
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